De l’agriculture de précision aux applis smartphone scannant les produits, en passant par l’arrivée des géants du web (GAFAM) dans l’alimentation, le numérique irrigue et transforme le système alimentaire dans ses moindres recoins. Cette évolution, souvent présentée comme nécessaire et incontournable, est pourtant loin d’être neutre sur nos façons de produire et de consommer. Telle qu’elle se joue actuellement, la numérisation des filières agricoles et alimentaires aurait ainsi tendance à favoriser les acteurs dominants, porteurs d’une vision industrielle et productiviste de ce bien commun à tous qu’est l’alimentation. C’est ce que met en lumière cette étude panoramique que nous avons commandée au BASIC afin de nourrir notre réflexion stratégique.
L’alimentation et l’agriculture à la croisée de nombreux enjeux
Depuis plus de 10 ans, nous avons soutenu et accompagné en France et en Espagne, des centaines de projets innovants, de la graine à l’assiette. Au fil du temps, ces liens étroits tissés avec les acteurs de la transition agroécologique et alimentaire issus de la société civile, de la recherche et du secteur marchand, nous ont permis de développer une vision de l’Alimentation Durable riche de ces expériences et relations.
Dans une posture ouverte et pragmatique, nous partageons avec nos partenaires une approche systémique, considérant que loin d’être un bien commun comme les autres, notre alimentation est au croisement de multiples (dés)équilibres : perte de biodiversité, réchauffement climatique, inégalités, santé… Ces questions traversent régulièrement le débat public et nous sommes attentifs aux orientations publiques, ainsi qu’aux évolutions techniques et économiques qui façonnent nos manières de produire, de consommer et qui influent directement sur les Hommes et la Planète. Afin de pouvoir poser un regard pertinent, la Fondation nourrit sa réflexion stratégique en s’appuyant sur des expertises externes comme Basic, Bureau d’Analyse Sociétale pour une Information Citoyenne, partenaire de longue date à qui nous avons demandé un éclairage sur la numérisation dans les filières agricoles et alimentaires.
Le développement du numérique n’est pas neutre !
Il n’échappe à personne aujourd’hui que le numérique fait partie intégrante de notre vie quotidienne, bouleversant le fonctionnement de l’économie et de la société dans son ensemble. Nous avions besoin de comprendre comment cette révolution structurelle fait évoluer les secteurs agricole et alimentaire.
Cette étude met en lumière les conséquences multiples et encore en partie incertaines du développement et de la diffusion des outils numériques dans les filières alimentaires, et qui sont de nature à bousculer tous les acteurs depuis la fourniture de produits et services pour l’agriculture jusqu’à la consommation finale des produits alimentaires.
Les conclusions sont parlantes. Les avancées numériques offertes par les acteurs privés sont certes porteuses de promesses de réduction des impacts environnementaux (dont les émissions de gaz à effet de serre, usage d’engrais et de pesticides de synthèses…) et de la pénibilité du travail entre autres. Mais le marché oriente ces avancées vers les acteurs les plus influents, renforçant de ce fait leurs positions dominante dans les filières alimentaires et la captation de valeur par certains acteurs. De plus, les avancées liées à la numérisation se focalisent le plus souvent sur l’optimisation des performances pour permettre aux acteurs de baisser leurs coûts pour chaque euro de valeur créée. Ce faisant, ils amplifient la convergence vers des modèles économiques très capitalistiques, automatisés si possible et avec un (très) faible taux d’emploi, et ce tout au long des filières alimentaires.
Un choix de société essentiel
Pour assurer la durabilité du système alimentaire de même que sa résilience, il s’agirait aujourd’hui au contraire de rendre possible les changements de modèles de production et de permettre leur diversité à travers les territoires et les filières. Atteindre cet objectif nécessite de choisir collectivement la direction dans laquelle orienter les avancées numériques dans le secteur agricole et alimentaire, et pose donc la question du ciblage des investissements publics en la matière et de la régulation par les pouvoirs publics de ce marché. Des questions essentielles au moment où se jouent les derniers arbitrages de la nouvelle Politique Agricole Commune de l’Union Européenne.
Pour Guilhem Soutou, Responsable de l’axe Alimentation Durable à Fondation, « Il est intéressant de lire les engagements du dernier Sommet des Nations Unies sur les Systèmes Alimentaires à la lumière de cette étude. Certes, cet événement a permis de placer l’alimentation durable au cœur des discussions internationales en impliquant des centaines d’acteurs de différents horizons. Mais les voix des industriels et des entreprises ont pesé de tout leur poids en défendant une position productiviste, s’appuyant massivement sur les promesses de la modernisation numérique. Cette voie n’est pas neutre et aura des conséquences sur l’avenir de l’agriculture et de l’alimentation. » Ce Sommet qui s’est tenu le 23 septembre dernier, a en effet fait l’objet de vives controverses quant à la place de la société civile, porteuse de solutions alternatives, et des craintes de green washing, à l’image de l’appel d’IPES-FOOD, un des grands partenaires de la Fondation.
Et Guilhem Soutou de conclure, « Il ne s’agit pas de faire peur ou de nier les bénéfices de la numérisation. Cet état des lieux met en lumière les effets rebonds des outils numériques sur les modèles économiques et les enjeux de pouvoir sous-jacents. Nous devons rester vigilants car nos choix techniques ne sont pas neutres. Ils induisent sans le dire des modèles de développement agricoles et alimentaires qui ne sont pas forcément souhaitables ! D’autres voies sont possibles. La Fondation et ses partenaires le démontrent tous les jours. »