Partout en France fleurissent des initiatives citoyennes imaginant de nouvelles formes de lutte contre la précarité alimentaire, tout en jetant les bases d’un système alimentaire juste, sain et durable. Loin de se référer à un modèle unique, ces initiatives font valoir des visions politiques et sociales communes. Notre nouvelle étude « Nouvelles formes d’accès à l’alimentation de qualité pour toutes et tous : quels modèles socio-économiques ? », réalisée en partenariat avec la Chaire Unesco Alimentations du monde, met en lumière la diversité d’approches socio-économiques à l’œuvre, et propose des leviers pour aider ces initiatives à se développer dans le respect des principes qui les animent.
Des initiatives foisonnantes, en quête de structuration et de soutien
Dans un contexte où, du fait de l’inflation, l’accès à l’alimentation devient plus difficile pour un nombre croissant de personnes, évoquer la qualité des aliments apparaît parfois comme un débat non prioritaire. Loin de cette vision dépréciative, la Fondation Daniel et Nina Carasso a observé, depuis plus de dix ans, une montée en puissance des approches d’accès à l’alimentation de qualité pour toutes et tous, mobilisant le « droit à l’alimentation », la « démocratie alimentaire » ou la « justice alimentaire » ». Le champ de la lutte contre la précarité alimentaire offre même un terreau particulièrement fertile pour faire mûrir des idées nouvelles en vue de proposer à chacune et chacun, quelle que soit sa situation économique et sociale, des aliments sains et durables, à un prix maîtrisé mais juste.
Groupements d’achats, épiceries citoyennes et solidaires, supermarchés coopératifs, cantines, jardins partagés… Toutes ces initiatives cherchent à combiner inclusion sociale, accès digne à une alimentation de qualité, soutien à des modes de production écologiques et solidarité avec les producteurs et les productrices. Toutefois, chacune d’elles se fonde sur un projet politique et social singulier mettant l’accent sur un enjeu particulier – la coopération, la mixité sociale, la lutte contre la solitude, ou encore le pouvoir d’agir, à l’image d’Emplettes et Cagettes, qui propose des achats groupés en Meurthe-et-Moselle et où « les acheteurs sont proactifs : c’est eux qui font leur dynamique, eux qui décident, eux qui disent « on voudrait des choux », « on voudrait des œufs de plein air » », explique Huguette Boissonnat, sa présidente. Par ailleurs, ces initiatives se développent dans des contextes spécifiques, où le soutien institutionnel, la localisation géographique, l’appartenance à un réseau et les possibilités de partenariats sont extrêmement variables. L’ensemble de ces caractéristiques amène les acteurs à opérer des arbitrages qui influent sur le cheminement et les résultats de leurs initiatives.
Du projet à sa traduction opérationnelle : des approches, des arbitrages et des tensions, mais pas de modèle type
L’étude s’est penchée sur 13 structures et initiatives sélectionnées sur trois critères : une activité principalement dédiée à l’accès digne et inclusif à l’alimentation, la vente d’aliments de qualité, et l’accès effectif des publics en précarité alimentaire à ces produits. À partir de la façon dont chacune d’elles définit, derrière ces critères communs, ses propres conceptions et modes de faire, ce document analyse les différents modèles à l’œuvre, et constate qu’« il existe autant de modèles socio-économiques que d’initiatives ». Le principe d’« accès digne » à l’alimentation, par exemple, recouvre différents modes d’implication des personnes en précarité alimentaire et conduit à prioriser, selon les structures, des enjeux d’accès ouvert, de mixité, d’alimentation choisie, d’implication dans la structure ou de qualité des produits.
Ainsi, le concept d’épicerie solidaire développé par l’association EPISOL à Grenoble repose sur un magasin de proximité ouvert à toutes et tous et pratiquant une tarification différenciée, complété par une épicerie itinérante et la distribution de paniers solidaires. À Marseille, l’association En Chantier fait de son « lieu alimentaire » le support d’activités aussi diverses qu’une cantine participative, un atelier boulangerie ou encore un Café Causé permettant d’échanger et d’apprendre les uns des autres. Le réseau des Jardins Nourriciers, en Meurthe-et-Moselle, favorise pour sa part la coopération entre une quinzaine de jardins individuels ou collectifs afin de soutenir l’accès de toutes et tous à l’autoproduction sur des terres communales. Quant au tiers-lieu solidaire étudiant LieU’topie situé à Clermont-Ferrand, il porte d’un côté des activités culturelles, et de l’autre un volet alimentaire basé sur un café, une cuisine, une épicerie solidaire, des paniers de produits bio et un jardin partagé.
L’ensemble des initiatives étudiées atteint un équilibre économique demeurant fragile face à une difficulté ou un imprévu. Pour autant, leur ancienneté et leurs niveaux de maturité respectifs déterminent des besoins variables en termes de soutien financier et d’accompagnement.
Huit leviers opérationnels pour concevoir des modèles socio-économiques adaptés
Les initiatives qui promeuvent l’accès digne à l’alimentation imbriquent de façon étroite recherche d’efficience économique et affirmation d’un projet socio-politique, sans toujours parvenir à trouver le bon équilibre entre ces deux enjeux concurrents. Constatant l’impossibilité de « dégager une typologie de quelques modèles économiques parmi lesquels les initiatives pourraient choisir au regard de critères d’efficience budgétaires », l’étude propose 8 leviers à assembler pour permettre à chaque initiative de construire le modèle socio-économique le plus adapté à son profil et à sa situation :
- Les approvisionnements alimentaires
- La politique tarifaire
- Les activités et services
- Les richesses humaines
- Les ressources financières et non-monétaires
- Les statuts juridiques et la fiscalité
- Les alliances territoriales et la mutualisation
- Les nouvelles approches de la valeur
S’adressant également aux financeurs et accompagnateurs de ces initiatives, l’étude ambitionne de faciliter le dialogue entre acteurs par une meilleure compréhension des raisons de la singularité des modèles socio-économiques. Les analyses qu’elle livre remettent par ailleurs en cause l’idée, de plus en plus répandue dans le secteur et parmi les financeurs, que l’action sociale peut s’autofinancer. L’étude rappelle aussi la nécessité de lever certains obstacles entravant le développement des initiatives, en termes par exemple d’accès au foncier et de cohérence des politiques de soutiens. Enfin, elle souligne le rôle que les pouvoirs publics locaux peuvent jouer en matière notamment de coordination des acteurs, de structuration de filières locales ou encore d’accès aux marchés publics scolaires.
Parmi les pistes d’approfondissement mises en avant, la question de la prise en compte des valeurs sociétales générées par les initiatives a suscité un fort enthousiasme lors des séances de travail avec les partenaires de l’étude. Elle se dessine clairement comme un nouveau chantier de réflexion et de travail, en lien avec l’enjeu de faire évoluer la lutte contre la précarité alimentaire vers la construction de nouvelles formes de solidarités et de démocratie alimentaires.
Autant de questions qui, au-delà des acteurs et partenaires approchés dans le cadre l’étude, concernent l’ensemble de la société. « L’alimentation est un sujet collectif puisqu’il y a une forte précarité alimentaire aujourd’hui, estime Pauline Scherer, sociologue intervenante en action collective et changement social, engagée auprès de l’Esperluette. On a donc un enjeu à se mobiliser collectivement autour de cette question, qui est une question politique.[1] » Une ambition de changement dont la Fondation Daniel et Nina Carasso accompagne la concrétisation sur le terrain depuis plus de dix ans.
[1] France Inter – La Terre au Carré, 30 janvier 2023 : « Démocratie alimentaire : le droit à une alimentation durable pour tous » – https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/la-terre-au-carre/la-terre-au-carre-du-lundi-30-janvier-2023-5815533.